« Le bœuf et l’âne», les deux catéchistes de l’étable

Entre le boeuf et l'âne gris, dort, dort, dort le petit fils : mille anges divins, mille séraphins, volent à l'entour de ce grand Dieu d'amour...

Nativité de Giotto, 1310

Entre le boeuf et l'âne gris, dort, dort, dort le petit fils : mille anges divins, mille séraphins, volent à l'entour de ce grand Dieu d'amour [1] ! Ce cantique traditionnel exprime l’exacte correspondance entre le nourrisson de l’étable et le Fils unique du ciel. Encore faut-il le découvrir sous les traits de son humanité ! Or, il y a deux mille ans, hormis ses parents, la cour céleste, les bergers de Bethléem et les Mages d’Orient, qui y est parvenu ? Personne.., excepté le bœuf et l’âne de la Crèche.

Leur présence auprès de Jésus n’est attestée par aucun des évangiles de la Nativité. Cependant, la foi du peuple chrétien, notamment dans l’unité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, a fait de ces deux animaux des témoins à part entière de la naissance du Sauveur.

Retraçons en quelques étapes ce processus de maturation qui s’affirma de manière irrévocable lors de la Nuit Sainte célébrée par saint François d’Assise en la grotte de Greccio [2].

1. Divers Pères de l’Église mirent en regard l’événement de Noël avec la parole du prophète : un bœuf connaît son propriétaire et un âne la mangeoire chez son maître. Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas [3] : là, les deux animaux sont mentionnés à titre de références formelles pour montrer, par un puissant contraste, l’aveuglement du Peuple élu.

a) néanmoins, selon l’interprétation typologique qui lui est chère, Origène les personnifie en prenant appui sur leurs caractéristiques opposées ‒ massif, fort, cornes / faible, maigre, grandes oreilles ‒ ainsi que sur leur rôle respectif : bête de trait « sous le joug » / bête de somme et de transport. Ce couple de contraires lui permet un bon agencement symbolique : « L’âne a connu la mangeoire de son maître : ce n’est pas le peuple d’Israël qui a connu la mangeoire de son maître ; c’est un animal impur qui venait de chez les païens. Mais Israël ne m’a pas connu, dit l’Écriture, et mon peuple ne m’a pas compris» [4]. La pensée de l'Alexandrin s'inscrit dans une optique radicale : le bœuf, considéré pur dans l’Ancien Testament, représenterait a priori Israël ; l’âne considéré comme impur[5] les chrétiens. Or, c’est ce dernier qui connaît la mangeoire où repose l’Enfant Dieu. La venue de Jésus marquerait donc un échange de statut entre le bœuf et l’âne, entre les Juifs et les Nations : ceux qui étaient considérés comme impurs seraient devenus purs, et vice-versa. D’Israël, l’Élection serait passée à l’Église.

b) progressivement, la parole du prophète induisit un état de fait qui conféra à ces deux animaux familiers le rôle de compagnons du nouveau-né à Noël. Elle offre, en effet, une application directe à son moment : Elle mit au monde son Fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche [6]. N’y avait-t-il pas là une intention cachée du prophète inspiré ? Une figure à pénétrer : « Le Bœuf, c’est le Juif enchaîné par la Loi ; l’Âne, porteur des lourds fardeaux, c’est celui que chargeait le poids de l’idolâtrie » [7]. Bref, le texte d’Isaïe et le verset de Luc semblaient s’appeler l’un l’autre, et le sous-entendu allégorique de celui-là former le commentaire naturel de celui-ci.

c) heureusement, chez d’autres Pères, l’interprétation n’oppose plus les deux animaux, mais les associe [8] : ils représentent les deux origines des chrétiens - issus du Judaïsme ou de la Gentilité – et, ensemble, « l’humanité sans intelligence qui, devant l’humble apparition de Dieu dans l’étable, parvient à sa connaissance» [9].

2. Les artistes chrétiens ajoutèrent à la confusion entre réalité et symbole, au point que l’expression plastique de celui-ci l’emporta sur le symbole lui-même : on n’apercevait plus l’image du Juif enchaîné par la Loi, ni celle du Gentil idolâtre ; on ne voyait qu’un Bœuf et qu’un Âne bien réels, présents au berceau du Rédempteur. C’est ainsi qu’à la longue, les deux animaux acquirent droit de cité dans l’histoire, et que la dynamique de l’imaginaire prit corps chez un apocryphe du VIe siècle, l’Évangile du pseudo-Matthieu : en venant au monde, Dieu fait homme n’aurait, dans sa mangeoire, reçu d’hommage que de la part du Bœuf et de l’Âne. Tel serait l’accomplissement de la prophétie.

Crèche de la clôture du chœur de la cathédrale Notre Dame de Paris, du XIVe siècle

3. En définitive, celle-ci préfigure les divers membres du nouveau Peuple de Dieu, auxquels l’Enfant dans la mangeoire ouvre les yeux pour qu’ils puissent connaître leur maître. D’ailleurs, dans les représentations de la Nativité du Moyen Age, l’Âne et le Bœuf ont presque visage humain [10]. Ces « rudes adorateurs » contemplent avec vénération le mystère. Ils nous renvoient à nos propres dispositions pour préparer la naissance du Sauveur dans cette autre crèche qu’est notre cœur. Ces deux assistants muets semblent nous demander : seras-tu assez humble pour le reconnaître ? Ne dois-tu pas t’écrier : « Seigneur ! Mon orgueil, mon amour propre ! Aide-moi à ôter cela de ma vie ! (…) Nous voici, au commencement de ta vie d’homme sur la terre, disposés à vivre ta vie à toi. Nous voulons te fréquenter, te connaître, t’aimer, t’imiter ; bref, te suivre. Toi et moi, nous voulons nous identifier au Christ, et lui… regarde-le »[11] !

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[1] « Entre le bœuf et l’âne gris ».

[2] En Ombrie, en 1223 : première crèche vivante de l'histoire.

[3] Is 1, 3.

[4] Origène, Homélies sur saint Luc, Homélie XIII, 7 (SC 87, 1998), p. 215.

[5] Les interdits alimentaires de la loi mosaïque considèrent comme impurs les animaux non ruminants et/ou n’ayant pas les sabots fourchus (cf. Dt 14, 6) : c’est le cas de l’âne.

[6]Lc 2, 7.

[7] Saint Grégoire de Nysse, Ed. Migne, tome 3, col. 1142.

[8] Cf. Clément d’Alexandrie, Les Stromates, VI, VII, 50 (SC 446, 1999), p. 163 ; et Grégoire de Nazianze, Discours 38.

[9] Benoît XVI, L’enfance de Jésus, Flammarion 2012, chap. 3, 2.

[10] Par ex., sur d’anciens sarcophages, des mosaïques. Cf. la crèche de la clôture du chœur de la cathédrale Notre Dame de Paris, du XIVe siècle.

[11] Saint Josémaria Escriva, Notes prises au cours d’une méditation, 6.I.56.