La charité chrétienne dans la manière de parler

À l'approche de la journée internationale de la charité (5 septembre), nous vous proposons cet article consacré à la charité dans la manière de parler, en écho à l’invitation répétée du pape François à « ne pas parler le langage de l’hypocrisie ».

Si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres (Jn 8, 31-32). Dans un dialogue approfondi avec les Juifs, se dégage cette promesse du Seigneur qui, dans sa simplicité et sa solennité, traverse les siècles : la vérité nous rend libres. Mais aussi les fausses promesses traversent les siècles : celles de celui qui était homicide dès le commencement. Il n'a pas tenu dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il parle mensonge, il parle de son propre fonds: oui, il est menteur et père du mensonge  (Jn 8, 44).

lorsque nous parlons, nous n’émettons pas seulement un message, nous nous livrons nous-mêmes.

« L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui commence avec l’existence humaine » (Gaudium et Spes, 19). On peut donc dire que la parole – la nécessité de vivre en dialogue, en communion – est ce qu’il y a de plus propre à la personne. Par la parole, la personne se communique elle-même : lorsque nous parlons, nous n’émettons pas seulement un message, mais dans un certain sens, nous nous livrons nous-mêmes. Et nous n'atteignons pas seulement l'oreille des autres, mais leur cœur, le centre de leur être. C'est pourquoi la parole a une certaine dimension sacrée. Son bon usage profite, édifie les gens, tandis que les mauvaises paroles peuvent les brutaliser. Alexandre Soljenitsyne l'a perçu intensément : les mensonges, dit-il, ne sont pas des mots que l'on dit et qui restent en l'air, loin de nous, mais chaque mensonge nous corrompt de l'intérieur, jusqu'à consumer nos entrailles.

Le ton des premiers chrétiens

Dans sa prédication, le Seigneur invite tout le monde à la transparence ; à être simple, à éviter les casuistiques qui dissimulent souvent, ou du moins initient, le mensonge : Que votre parole soit “oui”, si c’est “oui”, “non”, si c’est “non”. Ce qui est en plus vient du Mauvais (Mt 5,37). Le Seigneur est très ferme contre l'hypocrisie, et il loue volontiers ceux en qui il n'y a ni duplicité ni tromperie (cf. Jn 1, 47). C'est un ton, une manière de faire, qui a touché une corde sensible chez les premiers chrétiens : l'Épître de saint Jacques l’exprime avec des accents similaires : Que votre « oui » soit un «oui», que votre « non » soit un « non » ; ainsi vous ne tomberez pas sous le jugement (Jc 5,12). Saint Pierre leur parle de rejeter toute méchanceté, toute ruse, les hypocrisies, les jalousies et toutes les médisances afin de s'approcher de Dieu, de désirer, comme des enfants nouveau-nés, le lait non dénaturé (cf. 1 P 2,1-2).

La simple "bonne intention", générique et bonasse,  ne suffit pas pour obtenir cette simplicité chrétienne dans la parole : la tension entre la vérité et le mensonge est présente dans tout l'arc de notre vie. L'Écriture ne se limite pas à énoncer des principes, mais elle souligne en détail les abus de la parole, la déconnexion entre ce que l'on est et ce que l'on dit. C'est dans ce sens anthologique, et d'une éternelle actualité, qu'apparaît l'admonition de Jacques sur la langue : Si quelqu’un ne commet pas d’écart quand il parle, c’est un homme parfait, capable de maîtriser son corps tout entier. En mettant un frein dans la bouche des chevaux pour qu’ils nous obéissent, nous dirigeons leur corps tout entier. Voyez aussi les navires : quelles que soient leur taille et la force des vents qui les poussent, ils sont dirigés par un tout petit gouvernail au gré de l’impulsion donnée par le pilote. De même, notre langue est une petite partie de notre corps et elle peut se vanter de faire de grandes choses. (…) Toute espèce de bêtes sauvages et d’oiseaux, de reptiles et d’animaux marins peut être domptée et, de fait, toutes furent domptées par l’espèce humaine ; mais la langue, personne ne peut la dompter (Jc 3, 2-8).

Ce même souci d’"apprivoisement" de la langue est très présent dans les enseignements du pape François. Avec la même insistance de l'Apôtre, il ne manque pas une occasion de demander aux chrétiens de s'efforcer de mettre un terme à la parole qui détruit. Le pape sait que son appel au renouveau de la vie des chrétiens et de l'Église serait dévalorisé si nous n'atteignions pas ce petit gouvernail qui décide de la route du navire.

Nous apprécions tous la franchise avec laquelle le Successeur de Pierre parle, bien que nous risquions de penser trop vite qu'il parle pour les autres, et de passer à autre chose sans nous demander dans quelle mesure nos habitudes actuelles ou nos comportements socialement acceptés en la matière sont à la hauteur de l'Évangile. Le Catéchisme de l'Église Catholique (cf. nn. 2464 ss.) et le Magistère du pape François offrent de nombreuses pistes de réflexion.

Le mensonge, le langage de l'hypocrisie

Avec quel soin nous efforçons-nous d'aimer et de toujours dire la vérité, d'éviter de mentir complètement ? Parce que nous ne pouvons pas oublier la gravité du mensonge, qui « est une véritable violence faite à autrui. Il l’atteint dans sa capacité de connaître, qui est la condition de tout jugement et de toute décision. Il contient en germe la division des esprits et tous les maux qu’elle suscite. Le mensonge est funeste pour toute société ; il sape la confiance entre les hommes et déchire le tissu des relations sociales » (CEC, n. 2486).

Le Pape a parlé avec force du langage de l'hypocrisie, qui est propre à ceux qui n'aiment pas la vérité. Ils n’aiment qu’eux-mêmes et ainsi cherchent à tromper, à entraîner l’autre dans leur mensonge, dans leur tromperie. Ils ont le cœur menteur; ils ne peuvent pas dire la vérité. » (Homélie, 4 juin 2013). Comme saint Pierre, il fait appel à l'innocence des enfants, au lait spirituel pur (cf. 1 P 2,2) : un enfant n'est pas un hypocrite, parce qu'il n'est pas corrompu. Quand Jésus nous dit : "Que votre façon de parler soit : "oui, oui", "non, non", avec une âme d'enfant, il nous dit le contraire de ce que disent les corrompus (...). Demandons aujourd'hui au Seigneur que notre façon de parler soit celle de la simplicité, celle des enfants ; de parler comme des enfants de Dieu : donc, de parler dans la vérité de l'amour (Homélie, 4 juin 2013).

La médisance : apprendre à se mordre la langue

Dans le Sermon sur la Montagne, Jésus prend à la racine le cinquième commandement du Décalogue : Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens: Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu’un commet un meurtre, il devra passer en jugement. Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement. Si quelqu’un insulte son frère, il devra passer devant le tribunal. Si quelqu’un le traite de fou, il sera passible de la géhenne de feu. (Mt 5,21-22). Les paroles du Seigneur sont dures, mais celui qui entre dans la vie chrétienne, celui qui accepte de suivre ce chemin, a des exigences supérieures à celles de tous les autres... Il n’a pas d’avantages supérieurs, non ! Il a des exigences supérieures (Homélie, 13 juin 2013). La médisance et les insultes ne se réduisent pas à des méfaits innocents : ils tuent le frère. Saint Josémaria écrit : Sais-tu le mal que tu peux causer en lançant une pierre les yeux bandés ? –Tu ne sais pas davantage le tort, parfois grave, que tu peux provoquer en jetant des phrases critiques, qui semblent dénuées d’importance, parce que vous avez les yeux bandés par la légèreté ou l’emportement (Chemin, 455). C'est pourquoi, poursuit le Pape, "lorsqu’on commence à sentir dans son cœur quelque chose de négatif" contre son frère et qu’on l’exprime " par une insulte, une malédiction, ou de la colère, il y a quelque chose qui ne va pas. Tu dois te convertir, tu dois changer " (Homélie, 13 juin 2013).

Photo: Ismael Martínez Sánchez

A ceux qui pensent qu'il est justifié de dire du mal de quelqu'un parce qu'"il le mérite", le Pape fait cette recommandation : Priez pour cette personne, faites pénitence pour elle, et si nécessaire, parlez-lui pour qu’elle corrige le problème. Mais ne le dites pas à tout le monde (...) Paul était un grand pécheur. Et il dit de lui-même : « j’ai d'abord été un persécuteur, un blasphémateur, un homme violent, mais la miséricorde m'a été témoignée. Peut-être qu'aucun d'entre nous ne blasphème. Mais si l'un d'entre nous médit, c'est certainement un persécuteur et un violent (Homélie, 13 septembre 2013).

Nous devons également tenir compte de l'effet dévastateur que ce comportement a sur la vie familiale, sociale et ecclésiale ; c'est une pluie fine qui semble innocente mais qui ronge tout : que chacun se demande aujourd'hui : Est-ce que je fais grandir l’unité en famille, en paroisse, en communauté, ou est-ce que je suis mauvaise langue ? Est-ce que je suis un motif de division, de malaise ? Mais vous ne savez pas le mal que font les commérages à l’Église, aux paroisses, aux communautés ! Cela fait du mal ! Les commérages blessent. Avant de faire des commérages, un chrétien doit se mordre la langue (Homélie, 25 septembre 2013).

La diffamation et la nécessité de réparer

Il est bon de garder à l'esprit qu'il ne suffit pas que quelque chose soit ou semble être vrai pour qu'il soit divulgué sans autre considération. « Le droit à la communication de la vérité n’est pas inconditionnel. Chacun doit conformer sa vie au précepte évangélique de l’amour fraternel. Celui-ci demande, dans les situations concrètes, d’estimer s’il convient ou non de révéler la vérité à celui qui la demande » (CEC, n. 2488).

Souvent, l'intérêt supposé pour l'information (tant de l'émetteur que du destinataire) est en réalité le déguisement d'une curiosité irrespectueuse, qui conduit souvent à des ragots ou des ouï-dire, à des insinuations et à des déclarations calomnieuses sur des personnes et des institutions, qui sont ensuite diffusées sans grande possibilité de rectification.

C'est pourquoi, dans de tels cas, la réparation est un devoir de conscience. Le Catéchisme nous le rappelle : « Toute faute commise à l’égard de la justice et de la vérité appelle le devoir de réparation, même si son auteur a été pardonné. Lorsqu’il est impossible de réparer un tort publiquement, il faut le faire en secret ; si celui qui a subi un préjudice ne peut être directement dédommagé, il faut lui donner satisfaction moralement, au nom de la charité. Ce devoir de réparation concerne aussi bien les fautes commises à l’égard de la réputation d’autrui. Cette réparation, morale et parfois matérielle, doit s’apprécier à la mesure du dommage qui a été causé. Elle oblige en conscience » (CEC n° 2487).

Il est donc utile de revoir notre attitude face à la légèreté avec laquelle l'intimité et la réputation des autres sont habituellement traitées dans les conversations et les commentaires - également chez les chrétiens - en prétendant peut-être comme justification que l'un ou l'autre ne fait que répéter ce que les nouvelles, ou les rumeurs, disent ! Les commérages, a dit le pape, blessent, ils giflent la bonne réputation d'une personne, ils giflent le cœur d'une personne (Homélie, 12/9/2014). Nous pouvons également penser à la désinvolture avec laquelle il nous semble normal de critiquer les autres (du voisin d'en haut au politicien ou au footballeur à la télévision), en paroles ou par écrit, de manière aigre ou malveillante, sans compréhension, allant avec un grand naturel du dénigrement à l'insulte, sans la moindre possibilité que cette critique soit constructive pour qui que ce soit.

Que recherchons-nous ? Que gagnent les autres, lorsque nous diffusons de telles nouvelles ou rumeurs, sans savoir exactement ce qu'elles ont de vrai ? Car, en fait, même les informations véridiques connues sur les autres doivent être traitées avec prudence et discrétion, afin de ne pas diffamer, scandaliser ou causer de préjudices (cf. CEC, n° 2477 et 2479). Nous laissons facilement notre sensibilité s'émousser pour rejeter un tel comportement ou pour avertir que nous risquons d'y tomber aussi. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? (Mt 5, 13). Ce sont les chrétiens qui ont la mission, avec la grâce de la mener à bien, de maintenir dans le monde l'air libre et pur de la vérité. Aujourd’hui, alors que le monde baigne dans la désobéissance, la médisance, les intrigues et les manigances, nous devons plus que jamais aimer l’obéissance, la sincérité, la loyauté, la simplicité, le tout dans un esprit surnaturel qui nous rendra d’autant plus humains (Forge, n° 530).

Pour parvenir à la paix

Lors de la rencontre avec les présidents d'Israël et de Palestine pour les négociations de paix, le Pape a prononcé une prière qui s’achevait ainsi : Seigneur, désarme la langue et les mains, renouvelle les cœurs et les esprits, afin que la parole qui nous conduise à la rencontre de l’autre soit toujours "frère" (Prière pour la Paix, 8 juin 2014).

La vérité qui nous rend libres (cf. Jn 8, 31-32) ne consiste pas simplement en la possession ou la transmission de déclarations et d'informations qui correspondent à la réalité des choses. Il s'agit de quelque chose de plus profond : la vérité qui sous-tend la sincérité et la loyauté envers les autres, sous toutes ses formes, est que nous sommes tous frères et sœurs, enfants d'un même Père.

Par sa vie, veritatem faciens in caritate (cf. Ep 4, 15), Jésus-Christ nous a montré cette harmonie fondamentale entre la vérité et l'amour. C'est pourquoi la vérité qui libère, qui apporte la paix, se trouve dans cette manifestation éminente de l'amour de Dieu pour les hommes, qui est la Croix rédemptrice : Comme je voudrais que pendant un moment tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté regardent la Croix ! On peut y lire la réponse de Dieu : là, à la violence on ne répond pas par la violence, à la mort, on ne répond pas par le langage de la mort. Dans le silence de la Croix, se tait le bruit des armes et parle le langage de la réconciliation, du pardon, du dialogue, de la paix (Homélie, 7 septembre 2013).

R. Valdés et C. Ayxelà